Poésie de la matière
La peinture de José Luis Lopez n’a rien de théorique, elle répond à un but poursuivi sans relâche, celui de traquer le sensible aux confins d’une poétique de la poétique de la matière.
L’oeuvre, de ce jeune artiste lyonnais, révèle une qualité du regard, plus précisément un oeil, qui n’est pas un miroir stagnant – comme une eau dormante – mais un organe puissamment actif, permettant une sortie de soi en soi, capable en une intuition condensée et fulgurante de pré-esquisser la forme, plutôt l’archétype qui sera projeté sur la toile.
Spontanément, il crée un espace sensible, arbitrairement ébauché, investi par la brosse ou le pinceau par des mouvements qui se rendent maître des pulsions instinctives, pour laisser apparaître la trace divagatoire, signe en devenir de signification, d’une mémoire archaïque inscrite dans notre corps.
Ce faire-voir est surtout un laisser-apparaître. Cette peinture vise d’un seul coup le repliement sur soi du mystère des éléments : l’eau, la terre, le feu et le monde charnel, lieu de passage de la sensation qu’il suffit de libérer pour qu’elle nous rappelle ce qu’il y a en chacun de nous de Métahumain.
Si dans toute création la matière commande la forme, dans l’oeuvre de José Luis Lopez, c’est la forme qui déploie les frontières de la création pour entrouvrir un monde où la matière nous délivre son immense potentiel, génétiquement balbutiant mais dont on devine immédiatement qu’il ne sera jamais épuisé.
La condition de cette nouvelle visibilité exige que l’artiste pousse excédentairement le sensible après s’être débarrassé du souci de la mesure. Par la mobilité et la vivacité de son regard, l’artiste incarne la capacité de l’homme d’éclaircir – par un acte spirituel – les archétypes immémoriaux dont il est le gardien inconditionnel.
En ce sens primitif, la peinture devient ce lieu où émerge l’image voilée et encore incertaine de l’archétype muré dans notre inconscient corporel. Se détournant de la logique représentative , qui fonde habituellement les images du monde, José Luis Lopez puise dans cet inconscient les associations gestuelles qui mènent à la genèse de l’acte artistique et rend visible, non pas ce qu’il voit, mais ce dont son corps se souvient de l’unité originelle entre l’homme et la matière.
Comme l’a montré Kant, il y a du sens sans concept. La peinture de José Louis Lopez ne cesse de nous le rappeler. Sitôt le concept se manifeste, aussitôt se dérobe le riche archétype à peine piégé. Cette peinture est si ambitieuse qu’elle exige paradoxalement de nous une position naïve qui, sous la forme d’une errance, nous mène au coeur de l’essence de l’Être et de la matière. L’autonomie esthétique de la représentation se conquiert dans et par une relation originaire au monde, tout en maintenant des images qu’elle découvre indéfiniment ouvertes sur leur incomplétudes et leur caractère aporétique. C’est pourquoi, dans le temps de la création, il faut tout accepter. L’artiste s’offre toutes les possibilités, hasards qui deviendront nécessité : une couleur manque à la palette, il en choisira une autre ; un accident survient, il l’accepte et l’intègre. Ce n’est pas sans nous rappeler un audacieux passage d’Ecce Homo : « On entend on ne cherche pas : on prend sans demander qui donne : une pensée vous illumine comme un éclair, avec une force contraignante sans hésitation dans la forme – je n’ai jamais eu à choisir ». Certain que le geste calculé n’aurait jamais autorisé une telle force de pénétration, José Luis Lopez l’affirme, « S’il y a équilibre et harmonie des profondeurs, c’est suffisant ». La peinture est ici nettoyée de ses prétentions iconographiques où la raison a le devoir de transcender le vécu pour atteindre un au-delà. José Luis Lopez ne cesse de le répéter : « le signe ou le symbole appauvrissent la peinture ». C’est à un en-deçà où s’abstrait les dogmes et les mysticismes que l’artiste nous convie pour nous laisser face à des expressions hiérophaniques de la matière.
Ce retour aux choses mêmes, voilà le voyage sans fin de José Louis Lopez : chasser les traces de ce qui a priori n’a laissé aucune trace dans notre mémoire ; revenir aux choses, n’avoir aucune intention révélée, seulement entrer au plus vite en contact avec la toile, pour ne laisser les images séculaires s’approprier l’oeil et la main et ainsi les empêcher d’accéder à l’essence.
Cette peinture n’est pas mentale, bien au contraire, elle suppose une lutte avec soi-même pour détruire les barrières culturelles qui confienent habituellement l’artiste dans des schémes préfabriqués.
L’oeuvre de José Luis Lopez fait ce difficile apprentissage de ce que Kant appelle « la contemplation pure » et Heidegger « la vue phénoménologique ».
L’archétype est là, jamais passé, caché, enfermé dans notre corps ; loin de n’être qu’un obstacle supplémentaire à son émergence, la toile joue le rôle d’un résistance essentielle, le lieu d’une conversion haptique.
Laurent Lévi